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06 septembre 2023

Tellus AI : fournir aux décideurs l’information sur les risques climatiques dont ils ont besoin
Par Léo Lemordant (ECL 2008)

On considère qu’aujourd’hui 80 % de l’économie mondiale dépend de près ou de loin de la météo. Les modèles de prévisions tardent à répondre aux nouveaux besoins qu’engendre le changement climatique. C’est dans ce contexte que Léo Lemordant (ECL 2008) s’est associé à son ancien directeur de thèse à Columbia University, Pierre Gentine, figure reconnue de l’hydrologie au niveau mondial, pour créer Tellus AI : une solution basée sur le machine learning capable d’estimer et d’anticiper les risques physiques sur des horizons temporels cohérents avec l’action des décideurs. Leur premier modèle développé depuis avril 2023 permet d’ores et déjà de fournir des prédictions à 4 mois de la température et précipitation, significativement meilleures que l’état de l’art. Léo Lemordant nous en dit plus sur sa nouvelle aventure entrepreneuriale.


- Bonjour Léo. Vous lancez votre nouvelle startup autour d'un algorithme de prédiction saisonnière des sécheresses et des vagues de chaleur. Comment est né ce projet ? Et comment vous y prendriez-vous si vous deviez pitcher la solution que vous développez ?

Lorsque j’ai décidé à l’automne dernier de céder mes parts et de sortir d’Enerfip, la première entreprise que j’ai créée en 2014, c’était avec l’intention de contribuer au plus grand défi d’aujourd’hui : l’adaptation au changement climatique.

Le changement climatique n’est pas un problème qu’il faut envisager à 2050 ou 2100. Dès aujourd’hui, il cause des grands impacts sociaux et économiques. La vague de chaleur de 2022 avait déjà tué 18 000 personnes en Italie. Le phénomène s’est amplifié en 2023. Le Maroc a par exemple enregistré un nouveau record absolu de température à 50.4°. Les feux de forêts du Canda ont déjà ravagé un territoire grand comme la Grèce. Le Brésil vit une canicule au mois d’août, c’est-à-dire en plein hiver de ce côté de l’hémisphère, avec des température de plus de 40 degrés ! Nous vivons une année littéralement hors-norme. Et il est probable que 2024, avec les effets d’El Nino, soit encore pire.

 

Cette situation qui empire d’année en année conduit les décideurs économiques a ajusté leurs opérations. Ainsi, l’assureur n°1 des USA s’est retiré en mai 2023 du marché californien pour l’assurance habitation et auto, à cause des pertes liées aux feux à répétition. En Floride le coût de l’assurance habitation a augmenté de +60% en 7 ans, et un assureur a indiqué en juin se retirer de ce marché notamment à cause de la récurrence et de la puissance toujours plus forte des ouragans. En France, les sécheresses des 6 dernières années, de 2016 à 2022 (en attendant 2023), figurent parmi les 10 plus coûteuses de l’histoire, alors qu’AXA a annoncé céder sa branche réassurance, selon Les Echos pour « réduire son exposition aux catastrophes climatiques, dont le coût va croissant pour les réassureurs ».

 

Il y a maintenant 10 ans, j’avais étudié durant mon doctorat l’influence des interactions sol-biosphère-atmosphère sur les vagues de chaleur, notamment dans un contexte d’augmentation du CO2 dans l’atmosphère. Depuis, la connaissance scientifique a progressé et les puissances de calcul disponibles ont été décuplées. Mon directeur de thèse, Pierre Gentine, a ainsi fondé un centre de recherche au sein de Columbia University doté de 25M$ dans le but d’utiliser les méthodes de machine learning pour mieux comprendre et simuler le système Terre.

C’est en discutant avec lui à la fois des enjeux actuels et des nouvelles possibilités scientifiques et techniques, que nous avons décidé de créer ensemble Tellus AI.

 

Le pitch est simple. Tellus AI propose des solutions pour anticiper les risques physiques (sécheresses, vague de chaleur, inondation, …) sur des horizons temporels cohérents avec l’action des décideurs, c’est-à-dire de quelques semaines à quelques années. Nous fournissons les données indispensables pour identifier les vulnérabilités nouvelles et organiser la résilience climatique.

-  A qui s'adresse votre solution et quelles sont les attentes (et les besoins) de vos cibles? Qu'apporte votre offre par rapport à celles déjà existantes sur le marché ?

80% de l’économie dépend de près ou de loin de la météo. Nos échanges avec de nombreux acteurs de secteurs très différents nous renforcent dans la conviction qu’il existe un besoin pressant de réduire l’incertitude face à l’climatique.

 

Il y a 10 ans, on pouvait encore postuler que le climat était stationnaire et prendre des décisions sur la base de régressions statistiques des occurrences historiques, par exemple, calculer la crue de temps de retour à 100 ans pour dimensionner un barrage. Avec un climat qui dérive, les temps de retour des phénomènes extrêmes évoluent, et il nous faut changer d’approche.

Nous pensons que nos solutions intéresseront particulièrement le secteur de l’assurance et de la finance, de l’agriculture et de l’agroalimentaire, de l’énergie et des commodities, tout secteur sensible à une chaîne logistique, de l’immobilier. La sécurité civile sera un des plus importants bénéficiaires d’une meilleure anticipation des risques climatiques.

 

Tellus AI adopte pour ce faire une approche innovante du problème de la prédiction saisonnière. L’état de l’art en météorologie ne donne en effet pas de prévisions fiables et de haute-résolution au-delà de 10 jours. A l’opposée, les modèles de climat fournissent des estimations d’évolution du climat à long terme en fonction de scénario socio-économiques et informent essentiellement sur les états moyens de l’atmosphère. Ils sont donc peu informatifs, ni à l’échelle locale, ni sur un horizon court et moyen terme, en particulier sur les événements extrêmes. L’état de l’art, météo et climat, repose avant tout sur la modélisation par des équations de processus physiques et par la résolution de celles-ci. A contrario, chez Tellus AI nous avons développé un modèle de prédiction saisonnière de la température et de la précipitation, basé sur des algorithmes de machine learning (ML) entraîné sur des variables et paramètres environnementaux pertinents pour le problème que nous cherchons à résoudre, et contraint par certains processus physiques que nous avons choisis. Nous appelons cette approche physics-guided ML.

- Quelles informations est capable de fournir l'algorithme que vous développez ?

Notre modèle développé depuis avril 2023 fournit des prédictions 4 mois à l’avance de la température et de la précipitation ainsque quelques autres variables importantes. Nous y branchons en sortie des modules qui reprennent ces données pour estimer les risques climatiques, comme le risque de sécheresse. Ce sont ces informations, directement exploitables par des opérationnels non-spécialistes du climat, que nous fournissons à nos clients.

Par rapport au meilleur modèle physique de l’état de l’art, nous divisons déjà par 2 l’erreur des prédictions à 4 mois, ce qui est déjà une performance très impressionnante !

- Comment développe-t-on et nourrit-on (d'après quelles sources) ce type d'algorithme ?

Nous entraînons notre modèle grâce aux observations météorologiques de 1981 à 2022, qui sont publiques.

- En termes d'expérience utilisateurs, sous quelles formes ces derniers pourront-ils les consulter ? (graphiques, cartes, données chiffrées...) 

Nous proposons différents formats. Des cartes et graphiques simples pour les non-experts, des archives au format netCDF (le format utilisé par les climatologues) pour les plus aguerris. Nous nous adaptons à notre public.

Dans un horizon temporel proche, nous aimerions proposer également certaines des données en accès libre au grand public.

- Vous vous êtes associé à votre ancien directeur de thèse de Columbia University Tellus AI. Pouvez-vous nous le présenter et nous expliquer la valeur et l'expertise qu'il apporte au projet ? Comment vous répartissez-vous les rôles?

Ingénieur de SupAéro et PhD du MIT, Pierre est un scientifique aux qualités exceptionnelles, tant professionnellement qu’humainement. Pierre est une figure reconnue de l’hydrologie au niveau mondial malgré son relativement jeune âge. Il a publié dans les meilleures revues (Nature, Science, PNAS,…) a été cité plus de 13000 fois pour un h-index de 60 (je traduis : un CV très impressionnant). Sa recherche est axée sur les cycles continentaux du carbone et hydrologique, les interactions physiques biosphere-atmosphere, le remote sensing, la turbulence, la convection, le machine learning.

 

J’ai été son 2ème étudiant de thèse à Columbia University où il est professeur en climate science et en data science, et nous avons une relation forte qui repose sur une grande confiance mutuelle. Nous nous connaissons très bien pour avoir déjà collaboré pendant 5 ans, et avons une vision partagée de ce que doit devenir Tellus AI, y compris au niveau des valeurs. Le rôle de Pierre est celui de directeur scientifique. Il anime notre équipe de R&D constituée de 2 ingénieurs en IA.

 

Pour ma part, je suis en charge de la direction générale, c’est-à-dire tout le reste ! Mon expérience de président d’Enerfip pendant 8 ans me donne quelques clés pour assumer ce rôle.

- Le grand public peut avoir l'impression d'une accélération soudaine des IA ces derniers mois. Quelles avancées/innovations permettent à un algorithme comme le vôtre de voir le jour aujourd'hui (et non il y a 2 ans par exemple) ? Est-ce une question de puissance de calcul, de disponibilité des données... ?

Il faut bien voir que Tellus AI ne construit pas le « chatGPT de la météo » ! IA est devenu le nouveau buzzword à la mode, et il faut s’attacher à comprendre ce qui se cache derrière quand quelqu’un l’emploie. Dans notre cas, même si nous avons un plan de R&D ambitieux, nous utilisons pour le moment des méthodes d’apprentissage qui ne sont pas forcément les plus récentes ou les plus à la mode, mais qui sont choisies avec soin pour leur pertinence et leur performance par rapport à notre problème spécifique. L’expertise de nos équipes est donc particulièrement clé.

La baisse du coût de la puissance de calcul nous permet de faire des choses que nous n’aurions pas pu nous permettre auparavant en tant que jeune startup. Notre modèle est conçu pour être peu gourmand en puissance de calcul, à la différence des modèles physiques, mais son entraînement nécessite en revanche des ressources computationnelles assez significatives.

- Quel est ou quel a été le plus grand défi (technique ou non) à relever pour votre nouvelle aventure entrepreneuriale ? 

Notre grand défi, et c’est une exigence fondamentale que nous nous imposons, est de pouvoir en expliquer les résultats. Nous sommes donc dans une démarche itérative et patiente.

- Quelles sont les prochaines étapes et ambitions à long terme de votre startup ?

Nous avons commencé notre activité en nous attaquant à un problème très complexe et très difficile. Cette phase de R&D, financée par un beau contrat avec un client, très excitante et stimulante, va se poursuivre au long cours. Nous avons d’ailleurs obtenu le label Deep Tech de BPI France.

D’ici la fin d’année 2023, j’aimerais lancer une levée de fonds d’amorçage. Nous souhaitons en effet financer le développement de produits dédiés aux secteurs financier et assurantiel, et nous avons besoin pour ce faire d’amorcer la pompe pour recruter quelques profils indispensables. Nous serions à ce titre ravis d’accueillir des pistons, soit au sein de nos équipes, soit pourquoi pas au capital !

Auteur

Diplômé de Centrale Lyon en 2008 et docteur en hydrologie de Columbia University (New York, USA), Léo Lemordant a commencé sa carrière comme ingénieur pour le développement de projets hydroélectriques. En 2014, il fonde Enerfip, une plateforme d’épargne participative dédiée à la transition énergétique avant d'en sortir à l'automne 2022 pour créer la startup Tellus AI qui fournit aux décideurs l’information sur les risques climatiques dont ils ont besoin. Voir les 4 autres publications de l'auteur

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