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28 mars 2023

Fresque du Numérique : les clés pour comprendre et agir sur l’impact environnemental de nos pratiques numériques

Atelier collaboratif et ludique, la Fresque du Numérique participe depuis fin 2019 à sensibiliser les participants, professionnels et particuliers, à l’impact environnemental de leurs pratiques numériques. Nous avons rencontré Aurélien Déragne (ECL1998) qui a co-créé avec Yvain Mouneu ce nouvel outil collaboratif pour un numérique plus responsable.


Le parcours d’Aurélien Déragne, passionné d’automobile depuis son enfance, aurait pu se résumer à une longue autoroute professionnelle. C’est d’ailleurs sur cette voie qu’il s’engage dès sa sortie de Centrale Lyon avec un poste à l’IT chez Peugeot. Les années passent, les expériences s’accumulent, les projets se suivent et ne se ressemblent pas. Mais un voyant se met un jour à clignoter dans son esprit. L’enfant qui donnait son argent de poche au WWF n’a pas encore complètement disparu. Il l’interroge sur le sens de son travail, sur l’engagement en faveur de l’environnement qui l’animait petit. Comment concilier sa vie professionnelle avec sa conscience écologique ?

Aurélien décide de s’impliquer dans le lancement de l’association Centrale-Énergies, participe aux publications et à l’organisation de conférences sur les questions liées aux crises énergétiques et écologiques. Mais c’est un placebo. Pire, en s’intéressant de plus près aux crises qui menacent, il ressent encore plus violemment le stress de la situation et celui de l’inaction. Il en parle autour de lui, partage son questionnement avec sa direction chez Peugeot qui le remotive en lui confiant des projets sur la réduction des émissions de CO2, puis sur l’électrification des véhicules de la marque. Cette roue de secours fonctionne, un temps seulement, avant que  le petit bonhomme à la fibre écolo ne se manifeste de nouveau.

Après 20 ans passés chez Peugeot, il est temps de changer de cap. Reste à savoir dans quelle direction. Aurélien a bien un plan en tête, entre Repair Café, activité de maraîcher et développeur web. Le champ des possibles est grand ouvert. Mais rien ne va se passer comme prévu. Ou presque. Nous sommes en 2018, Aurélien échange avec Cédric Ringenbach, ancien Président du Shift Project rencontré au sein de Centrale-Energies, qui vient de créer la Fresque du Climat avec l’ambition de sensibiliser plus d’un million d’utilisateurs aux questions climatiques via sa démarche d’intelligence collective. D’abord sceptique, Aurélien tente l’expérience et comprend très vite la force du projet : la coopération, la pensée de groupe pour mobiliser, convaincre et réveiller les consciences sur les crises environnementales que nous traversons, la plupart du temps avec des œillères pour éviter de regarder la réalité en face.

Aurélien vient de terminer sa formation de développeur web et une formation Green IT sur les impacts environnementaux du numérique. Avec Yvain Mouneu, également développeur web et animateur pro de la Fresque du Climat, ils passent ensemble des mois à adapter la Fresque du Climat au secteur du numérique. Si l’idée de départ semble évidente, le modèle d’atelier testé et validé, l’entreprise s’avère rapidement plus complexe qu’attendue. Contrairement au climat, l’impact du secteur du numérique sur l’environnement dispose en effet de très peu d’études. Les sources sont rares. Le GIEC sur le numérique n’existe pas et il faut éplucher les rapports scientifiques du CNRS, de l’ADEME, de France Stratégie, du Shift Project, de Green IT et des Nations Unies. Aurélien et Yvain rassemblent les sources et rapports disponibles pour imaginer leur fresque. La France reste encore aujourd’hui précurseure en matière d’études et travaux sur l’impact environnemental du numérique.

Fin 2019, la Fresque du Numérique voit enfin le jour, avec l’ambition d’expliquer de manière ludique et participative l’empreinte du numérique sur notre environnement mais aussi son impact social. Quelles ressources sont utilisées lorsque j’utilise mon ordinateur, que j’achète un nouveau smartphone ? Quid du recyclage ? Quelles actions pour réduire mon impact numérique ?
Autant de questions et d’informations qui heurtent parfois les consciences. Qui a déjà entendu parler par exemple du sac à dos écologique que nous portons tous, qui veut par exemple que la fabrication d’un ordinateur portable pesant 2 kg implique l’utilisation de 800 kg de matières premières, plus d’importants volumes d’eau ?

En trois ans, la Fresque du numérique a déjà réuni plusieurs dizaines de milliers de participants, qu’ils soient écoliers, étudiants en école d’ingénieur, simples particuliers ou salariés d’entreprise. A l’image de la Fresque du Climat, Aurélien et Yvain ne cachent pas leur ambition : atteindre rapidement un nombre significatif de participants (au moins 100 000) avec celle du Numérique pour provoquer un changement systémique. Un objectif accessible car porté par un mode de diffusion qui se veut ouvert, un peu à l’image d’un programme en open source que chacun peut utiliser et diffuser autour de lui.

Puisse la discussion qui suit avec Aurélien Déragne s’inscrire dans cette dynamique d’information et de partage.

- Bonjour Aurélien. Comment va la petite voix qui vous disait il y a quelques années que vous n’étiez pas tout à fait à votre place chez Peugeot ?

Elle est plutôt satisfaite aujourd'hui : j’ai retrouvé du sens dans mes activités, j’ai la conviction que mes efforts contribuent à un avenir plus durable et en phase avec mes valeurs.

- La Fresque du Numérique, à l'image de celle du Climat, repose sur l'intelligence collective. Pourquoi cela fonctionne-t-il aussi bien selon vous ?

L’intelligence collective, en utilisant les capacités d’écoute et de débat, permet d’exploiter les intelligences de tous les membres de l’équipe, et au final d’être beaucoup plus efficace qu’en s’en remettant à l’intelligence d’une seule personne. Un peu comme dans un binôme 1+1 font plus que 2 ! Dans l’atelier, l’intelligence collective permet aux participants de renforcer leurs apprentissages.
Au niveau d’une organisation, il existe aussi des formes de travail plus efficaces basées sur l’intelligence collective. Au sein de l’association La Fresque du Numérique par exemple, nous mettons en œuvre une gouvernance et une responsabilité partagées entre co-présidents, salariés et membres de la communauté. De cette façon, les meilleures idées pour l’organisation ressortent et sont mises en place.

- Avez-vous constaté des différences d'attitude et de raisonnement selon les publics qui participent à la Fresque du Numérique : école, particulier, entreprise, voire des différences selon les générations ?

Oui bien sûr chaque participant est unique et chaque cas est différent ! On constate déjà une différence logique entre les participants venant volontairement à l’atelier et ceux qui ont été “désignés volontaires”, par exemple dans l’enseignement ou parfois en entreprise. Pour l'animateur, l'atelier est plus difficile, mais en même temps la satisfaction est plus grande car c’est l’occasion d’ouvrir les yeux à un public qui n’aurait autrement pas eu accès à ces informations. Il y a aussi une différence entre les générations : les plus jeunes n’ont connu qu’un monde truffé d’outils numériques et ont logiquement du mal à imaginer un monde en contenant moins. À l’inverse les plus âgés, dès qu’ils ont pris conscience de tous les impacts environnementaux du numérique, sont davantage capables de se projeter dans un monde qui en contient moins qu’aujourd’hui, tout simplement parce que ça les ramène à une situation qu’ils ont déjà connue et dans laquelle ils n’étaient pas malheureux !

- Les ateliers  de la Fresque du Numérique s’adressent essentiellement à nous, consommateurs du numérique qui sommes en bout de chaîne. Quels pouvoirs avons-nous concrètement pour faire changer les choses ?

Les utilisateurs du numérique peuvent faire beaucoup : d’abord comprendre le problème évidemment, et ensuite agir à leur niveau individuel et collectif. Comprendre le problème, c’est réaliser que l’écrasante majorité des impacts environnementaux du numérique (sur le climat, mais aussi sur les ressources et sur l’eau, les pollutions locales diverses et variées) est due au nombre affolant d’équipements utilisateurs qui nous entourent et plus précisément à leur fabrication. Il est donc tout à fait faux et trompeur de dire que le numérique est “dématérialisé”.

Au niveau individuel, contrairement aux idées reçues, trier ses mails n’a aucun intérêt pour limiter son impact environnemental ! Les gestes les plus efficaces sont de réduire son nombre d’équipements, et de faire durer au maximum ceux que l’on possède, en les entretenant et en les réparant si besoin. Et chaque individu a aussi un pouvoir collectif, car nous sommes tous des salariés, consommateurs et électeurs. Au niveau collectif, on peut éco-concevoir les matériels et les services numériques, ce qui implique aussi de réduire la place du numérique au strict nécessaire et utile.

- La meilleure solution passe logiquement par l’éco-conception en amont de la chaîne donc. Se développe-t-elle et y-a-t-il des contraintes légales qui obligent les fabricants à l’intégrer?

À ce jour non il n’y a pas de contraintes réglementaires. Les acteurs qui se lancent dans l’éco-conception le font principalement par conviction, par image (auprès de leurs parties prenantes, salariés ou clients), par intérêt financier. J’en profite pour préciser que l’éco-conception ne consiste pas à “seulement” optimiser le code, afin d’économiser des ressources en phase d’utilisation. Elle doit aussi questionner le besoin, éviter les fonctionnalités inutiles et amener à réfléchir en amont aux impacts environnementaux du service numérique sur tout son cycle de vie. Cela in fine réduit la place du numérique au strict nécessaire et utile et cela évite ainsi l’accroissement du nombre d’équipements ainsi que leur renouvellement accéléré, principales sources d’impacts environnementaux du numérique.

- Toutes les innovations numériques tendent à être plus puissantes que celles qu’elles sont censées remplacer. Y-a-t-il des contre-exemples à cette réalité ? Des signes qui prêteraient à un peu d’optimisme ?

Oui la plupart des innovations technologiques, numériques ou autres, cherchent plus d’efficacité, c’est dans la nature humaine. Souvent cela se traduit par une consommation énergétique moindre et/ou par un coût moindre et/ou par une puissance accrue. Mais au final, l’usage du produit ou du service étant plus accessible, il augmente. C’est “l’effet rebond”, qui explique que bien qu’on enchaîne les améliorations d’efficacité, les impacts environnementaux globaux ne baissent pas voire au contraire augmentent.

On observe cependant quelques pistes à contre-courant, par exemple avec la recherche d’outils et de technologies “low-tech”, mais c’est loin d’être une tendance dominante pour le moment.
Au contraire, aujourd’hui le numérique a une image automatiquement “verte” : la plupart des gens associent mentalement le numérique à des évolutions très positives pour la société et pour l’environnement. D’ailleurs très souvent transition numérique et transition écologique sont associées, jusque dans les plans politiques. Il y a donc encore du boulot !

Il faut d’abord arriver à déconstruire ce récit et à accepter que le numérique, comme les autres activités humaines, a des impacts environnementaux et humains non souhaitables, avant de pouvoir se mettre à l’utiliser de manière équilibrée.

- La Fresque tend à démontrer que le problème de la pollution numérique est systémique. Faut-il selon vous revoir complètement le business model des entreprises aujourd’hui basé sur la croissance économique ? Quelles autres critères adopter ?

Vaste question ! Cela dépasse le simple cadre du numérique, mais le numérique est une parfaite illustration de notre modèle économique actuel, basé sur une croissance supposée infinie. Cette croissance économique se traduit aujourd’hui immanquablement par une croissance matérielle, et donc inévitablement par une croissance des impacts environnementaux. La croissance économique sans croissance matérielle n’existe pas aujourd’hui et je pense qu’elle est fondamentalement impossible, notamment car ce qu’on appelle “les services” est en réalité assis sur des infrastructures matérielles. Le numérique en est un bon exemple : pour parler de lui on utilise le terme “immatériel” ou “dématérialisé”, mais, je le répète, le numérique est très matériel. Au final une économie basée uniquement sur “des services” est impossible, elle doit forcément s’appuyer sur du matériel, qui sera associé à des impacts environnementaux.

Petit à petit, la compréhension collective que notre monde est fini, et que nous devons respecter plusieurs limites planétaires, conduit de plus en plus d’acteurs à réfléchir à ce que peut devenir notre système économique si on renonce à la croissance. Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais je pense qu’une des clés consiste à rechercher la “prospérité” et le “bien-être” des personnes, plutôt qu’une croissance de la richesse économique. Le business model des entreprises doit et va donc selon moi être complètement bouleversé !

- Dernière question : quelles sont à votre niveau, les actions que vous menez pour limiter votre impact environnemental du numérique ?

Je mets en œuvre différents niveaux d’action :

    • J’essaie de remettre le numérique à sa place dans ma vie, et concrètement j’ai supprimé la quasi-totalité des notifications sur mon téléphone. Cela veut dire que je refuse d’être happé par les appels des réseaux sociaux et que je garde le contrôle sur mes usages.
    • Je renouvelle nettement moins souvent mes matériels : mon téléphone a maintenant 5 ans, mon PC 8 ans. J’en prends soin, je les protège et je les répare lorsque nécessaire
    • J’ai basculé sur l’opérateur télécom coopératif Telecoop, qui ne propose que 1Go de data cellulaire. Même si l’enjeu financier est minime, cela m’incite fortement à maîtriser mon usage en cellulaire, beaucoup plus énergivore qu'une connexion en Wi-Fi
    • Je sensibilise autour de moi évidemment, grâce à la Fresque du Numérique !


Pour en savoir plus, visitez le site de la Fresque du Numérique

Auteur

Ingénieur, j’ai passé 20 ans dans l’industrie automobile. En 2006 j’ai créé Centrale-Energies sur le thème de la transition énergétique et j’y ai rencontré Cédric Ringenbach, futur créateur de la Fresque du Climat. En 2019, j’ai quitté le grand groupe dans lequel je travaillais pour devenir Développeur web, animateur et formateur agréé de la Fresque du Climat, et co-créateur de la Fresque du Numérique.

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